Depuis le 24 février 2022, début de l’invasion russe, près de 8 millions d’Ukrainiens se sont exilés. 90% d’entre eux sont des femmes et des enfants. Ces femmes fuient le conflit militaire qui s’accompagne inévitablement de violences et d’exploitation sexuelle, viol, viol comme arme de guerre, prostitution donnant lieu à des échanges monétaires, ou prostitution de survie.
Le terme de guerre est complexe à définir, il peut se jouer sur le corps des femmes et se perpétuer au-delà des frontières du conflit. Les exilées ukrainiennes, réfugiées dans un pays étranger, se retrouvent parfois à la merci de ceux qui les hébergent et qui leur viennent en aide. leurs corps continuent d’être un territoire sur lequel s’exerce la violence. depuis le début de la guerre, Les agences matrimoniales françaises  qui proposent  des femmes ukrainiennes croulent sous les demandes. 
Ces photographies  sont issues des catalogues  des agences matrimoniales.
En mars dernier, Je me suis rendue en Allemagne et en Hollande pour rencontrer des adhérentes de l'association SEMA Ukraine. Sema est une association internationale qui regroupe les survivantes du viol comme arme de guerre. Elles s’organisent et se soutiennent à travers le monde.
J'ai rencontré Marina en Allemagne, le 21  mars dernier. Elle m'a invité chez elle  et nous avons réalisé quelques portraits. Nous avons échangé entre nous grâce à google Translate et à nos tablettes. Elle a préféré m'écrire  et m'envoyer par mail son témoignage.
« Je suis Marina, née en Ukraine en 1971, je suis née et j'ai grandi dans le Donbas. J'aimerais vous raconter comment les occupants pro-russes m'ont malmenée :
Pour moi, la guerre a commencé en 2014 dans le Donbas, la partie orientale de l'Ukraine. Les chars russes sont arrivés dans ma ville et nous avons vécu sous les tirs d'obus et les bombardements. Les occupants ont établi leurs propres règles. Ils ont pillé, tué et pris nos objets de valeur, nos voitures, nos appartements, nos maisons. J'ai pu emmener mes fils adultes dans les territoires non occupés de l'Ukraine. Moi, je suis restée à la maison car je n'avais pas d'argent pour déménager et ma mère était malade et âgée de 80 ans. L'Ukraine est mon pays et Horlivka est ma maison. À l'époque, ma ville était détruite, les lignes électriques étaient arrachées, des roquettes étaient coincées dans l'asphalte. Il n'y avait pas de fenêtres dans les appartements, pas de gaz, pas d’eau, pas de lumière. J'ai défendu ma position pro-ukrainienne. Les occupants n'aimaient pas ça. Ils voulaient être obéis et craints. Un jour de mars 2018, ils m'ont attrapée, m'ont mis un sac sur la tête, m'ont menottée, m'ont emmenée et jetée dans un sous-sol. La pièce était sans fenêtre, froide et humide, couverte de sang mélangé à de la boue. Il y avait dans un coin de la pièce deux bouteilles de liquide puant, un mélange d’urine et de sang. Les murs étaient saturés d'une odeur nauséabonde. Plus tard, je pouvais reconnaitre cette puanteur sur mon propre corps, c'était l'odeur de la peur. Les murs étaient couverts d'écritures effrayantes. J'ai été maintenue dans la fosse, sans eau ni toilettes, sous surveillance vidéo constante. J'ai été battue et humiliée. J'ai été forcée d'aller aux toilettes dans une bouteille. On m'a forcé à signer des aveux de choses que je n’avais pas faites. Une fois, on m'a emmenée dehors pour me tirer dessus. On s'est moqué de moi, on m'a menacée, on m'a traitée de tous les noms. J'étais une femme et j'avais peur. Ils m'ont torturée pendant 30 jours et 30 nuits. Ensuite, j'ai été amenée à la prison de Donetsk. Ils m'ont gardée disparu pendant un an. Ils n'ont donné aucune information à ma famille. Un an plus tard, mes enfants ont découvert que j'étais vivante et détenue dans une prison à Donetsk. Ma mère est morte, elle était très inquiète et son cœur a lâché. Les terroristes ne m'ont même pas laissée aller à l'enterrement.
« Grâce aux actions de mes enfants, j'ai été libérée, le 29 décembre 2019.  
Le 24 février 2022, la Russie a envahi le pays à grande échelle, j’ai eu peur d'être capturée à nouveau. Je suis partie.
 Il m'est difficile d'être seule en Allemagne, mais j'espère que le jour de la victoire de l'Ukraine est proche ! »
J'ai rencontré Olga le 28 mars dernier en Hollande, nous avons réalisé quelques portraits, puis Elle m'a envoyé son journal de captivité.​​​​​​​
« J’ai été capturée le 8 décembre 2022. J’étais chez ma mère à Donetsk. Il était 23h quand six soldats russes sont entrés chez nous. Les soldats m’ont brutalisée et m’ont amenée de force dans mon appartement. J’ai essayé d’entrer avant eux pour dissimuler un poème que j’avais affiché à la gloire de l’Ukraine. Ils l’ont vu et m’ont tout de suite embarquée dans l’ancien commissariat de la ville transformé en salle de torture. Je crois que j’ai été ciblée car je suis activiste. J’ai passé un mois là-bas. Au début ils m’ont jetée dans une mini cellule avec quatre autres femmes. Il n’y avait que deux lits. Ensuite nous avons été sept. Le matin du 9 décembre, ils m’ont mis un sac sur la tête et m’ont poussée vers une salle. J’ai compris plus tard que c’était la salle d’interrogatoire. Ils m’ont enlevé le sac et m’ont laissée toute seule pendant un long moment. Dans la pièce, il y avait une table avec un masque à gaz, un marteau en bois et un appareil que je ne connaissais pas avec des fils, sur les murs des éclaboussures de sang. Un homme totalement camouflé est venu m’interroger. Il cherchait des informations concernant les gens de mon parti politique. Comme je ne pouvais pas répondre à ses questions, ils m’ont remis le sac sur la tête, m’ont menottée ; l’homme m’a demandé si je portais des tatouages sur le corps. Il m’a contraint à me déshabiller entièrement. Je suis restée comme cela nue, les mains ligotées avec un sac sur la terre. Je ne voyais pas ce qu’il se passait. J’avais très peur. Je ne pouvais toujours pas répondre à leurs questions alors ils m’ont ramenée dans la cellule et m’ont donné quelques jours pour réfléchir. A travers les murs, on entendait des hommes qui criaient dans les salles, à côté. Au second interrogatoire, comme je ne voulais pas signer des aveux d’actes que je n’avais pas commis, ils m’ont bandé les yeux. Ils ont conclu que mes doigts ne me servaient à rien et qu’ils allaient donc me les casser. Ils m’ont fait placer chaque doigt sur une machine, un par un. J’avais très peur dans le noir.
Ils ont enlevé le bandeau de mes yeux et m’ont pris en photo de face et de profil. J’ai ensuite remis le bandeau sur mes yeux toute seule mais j’ai laissé un petit jour, alors je pouvais voir ce qu’il se passait. D’un seul coup, la scène était beaucoup moins effrayante. Ils essayaient de prendre mes empreintes digitales, mais la machine ne fonctionnait pas. J’ai feinté encore la crainte. J’avais compris qu’ils cherchaient à me terroriser.
Ils m’ont électrocutée à plusieurs reprises pour que je leur donne des informations que je ne possédais pas. Ils ont attaché des électrodes sur mes glandes mammaires. Au dernier interrogatoire - il y en a eu six en tout - Ils ont vraiment augmenté l’intensité ! J’ai été libérée le 8 janvier 2023. Je suis retournée voir ma mère et nous sommes tout de suite parties chez ma sœur en Russie. J’ai ensuite rejoint ma fille Alisa en Hollande. Le voyage a duré quinze jours. Nous avons passé la frontière Russe avec beaucoup de facilité, comme si nous avions été protégées par un ange.
Je n’ai pas été violée. Mais dans la cellule où j’étais, il y avait une jeune femme de trente-six ans. Elle, elle a vécu des abus sexuels. Dès qu’elle commençait à nous en parler, elle se recroquevillait puis se refermait complètement. Elle semblait très perturbée. On ne pouvait pas trop échanger entre nous, il y avait une femme qui essayait de collaborer avec les Russes.​​​​​​​
  A mon arrivée ici à Steenwijk en Hollande, j’ai vu un docteur. Mon cœur était en très mauvais état. J’ai des problèmes de circulation sanguine à cause des électrocutions. Mais maintenant je suis avec ma fille et mon petit-fils, nous sommes vraiment heureux ensemble. »

J'ai rencontré Olena le 26 mars dernier en Allemagne. Elle m'a écrit son histoire. 
« Je ne me sentais pas légitime pour intégrer ton projet. Je répétais souvent que  D’autres femmes de SEMA ont des histoires bien pires que la mienne.  Aujourd'hui, je réalise à quel point toutes les expériences des survivantes sont importantes. Toutes les histoires sont différentes, mais chacune d'entre elles doit être entendue. 
J'ai eu de la chance, ils ne m'ont pas laissé de marque visible. Les russes sont pourtant capables de tortures extrêmes. Ils arrachent les ongles, coupent des parties génitales. Ils aiment laisser une trace, parfois des brûlures de cigarette sur le corps. Quand ils te relâchent, tu portes leur marque, leur signature.
Ma mère est décédée en 2016. j’ai dû l'enterrer dans une ville qui se situe sur la ligne de front. Mon père lui vit en Crimée. Il était malade et j'ai décidé de lui rendre visite. C’était en 2018. Me rendre en territoire occupé a été une décision difficile à prendre, Mais j'avais peur de ne jamais le revoir. J'ai traversé le poste frontière. J’étais dans un bla-bla car avec d'autres personnes. Des russes déguisés en garde frontières  nous ont contrôlés.  On m'a fait attendre puis ils ont autorisé mon chauffeur à reprendre la route.  Ils ont vérifié mon profil sur internet. Je suis une personnalité publique, je suis enseignante et je dirige un théâtre. Ils ont découvert mon positionnement pro-ukrainien. Ils m'ont emmené dans un conteneur en fer et ont commencé à m'interroger. Ils m'ont gardé captive pendant plusieurs jours. Ils m'ont forcé à m'asseoir sur un mini-tabouret plus bas qu’eux. Ils ne m'ont pas permis de me lever, de bouger ni d'aller aux toilettes. Ils ont mis l'air conditionné au maximum. Je portais un short et un T-shirt d'été. Nous étions en juillet. Au début, les questions n'avaient aucun sens, on me demandait si j'aimais la Crimée, si j'aimais l'Ukraine, si j'aimais la Russie. Peu importe  ce que je répondais, dans tous les cas ils me frappaient au visage, pas fort, mais constamment. Cela a duré plusieurs heures. Ils sont venus les uns après les autres. Je ne sais pas exactement combien de personnes étaient présentes. Mes oreilles bourdonnaient et j'avais des crampes à cause du froid. Ils m'ont ensuite traité de traître. ils m'ont frappé les oreilles presque tout le temps, pas fort, mais constamment. 
Ils m'ont raconté à tour de rôle comment ils allaient me violer. Ils m'ont menacé. Ils m’ont appuyé la tête contre leurs parties génitales et m'ont dit : « tu sais comment sent la Russie ». Ils m'ont également  étiré par les rotules. ils m'ont frappé avec un objet sous le genoux. rien n’a été coupé ou cassé. J'ai eu pendant plusieurs semaines des hématomes sous les ongles. Je pense qu'ils voulaient me faire peur et me pousser à être plus prudente à l'avenir dans mes expressions artistiques et civiques. Ils voulaient certainement me détruire psychologiquement. L'un d'eux a dit à un homme qui me frappait trop fort : "Tu n'as pas besoin de battre ce genre de fille, tu dois la rééduquer. »
  Aujourd’hui encore, je ne supporte plus l’odeur de la salive. Parfois, quand je sens cette odeur, dans le métro par exemple,  je peux faire une crise de panique. Ils crachaient dans mon corps et essuyer de la salive sur mon visage. Ils enfonçaient aussi des doigts dans mes oreilles, mon nez, ma bouche.
 
 Il est  important de ne pas propager la propagande russe qui mentionne que la guerre a  commencé en 2022.  Il est difficile de reconnaitre l' indifférence générale face aux Russes qui tuent et torturent  des Ukrainiens depuis 2014. Mais pour rétablir la justice, il faut avant tout admettre que la guerre a commencé en 2014. depuis 10 ans maintenant, les Russes commettent un génocide contre l'Ukraine ​​​​​​​
Lorsque l'invasion à grande échelle a commencé le 24 février, j'étais en Pologne. Je travaillais dans un théâtre. Dans la ville où j'habitais, il y avait 150 000 Ukrainiens. En quelques jours, leur nombre est passé à un million. Le 24 février, nous avons manifesté contre l'ambassade de Russie. Le 25 février, j'ai fait mon sac et j’ai voulu rentrer en Ukraine. Certains membres de ma famille sont  dans des villes désormais occupées. Je n’ai pas pu traverser la frontière car je devais d’abord refaire mes papiers. Je me suis alors engagée dans le transport et l’installation des réfugiés, l’aide humanitaire et l'achat de munitions pour notre armée. Ensuite, j’ai eu des problèmes de circulation sanguine, j'ai dû rester en Pologne pour me faire opérer. Mes amis m'ont convaincu que je serais plus utile là où je me trouvais. Pendant six mois, je me suis exclusivement engagée dans le volontariat et la diplomatie. Ensuite, on m'a proposé ce contrat à Berlin. En tant que conservateur ici, je peux aider les artistes ukrainiens. En parallèle, je continue d’envoyer des médicaments et des munitions à l’armée. Je me sens souvent coupable de ne pas être en Ukraine.
 On dirait que la vie m’a empêché de rentrer, sinon j’aurais pris les armes. J’ai déjà été soldat. Est-ce que tu sais que 25 % des combattants ukrainiens sont des femmes ? »

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